Martine Aubry : "Le 'care' c'est une société d'émancipation"
Entre le président qui a déjà annoncé à mots couverts qu'il serait candidat à sa propre succession en 2012 et la première secrétaire du Parti socialiste (PS) en pleine ascension dans les sondages, le duel des personnes, la valse des petites phrases a commencé. Mais qu'en est-il des propositions ?
Des idées concrètes, des solutions de chacun à la crise actuelle et à l'inquiétude des Français ? Et celles du PS pour commencer ? Le 30 mai, aux Docks de Paris à La Plaine-Saint-Denis, le PS a adopté son projet de société, présenté comme la "première pierre" de son programme de gouvernement pour 2012.
Pour la première fois depuis longtemps, le parti a retrouvé son unité et parlé d'une seule voix. C'est déjà une victoire pour Martine Aubry. Seule
note discordante, celle du maire de Lyon, Gérard Collomb, qui considère que le texte "s'aligne sur les positions
irréalistes de la gauche du parti".
Qu'y a-t-il dans ce projet ? Rien de moins qu'un "nouveau modèle économique, social et écologique".
Il se situe classiquement à gauche, entend renforcer les services publics, défendre la protection sociale, imposer les hauts revenus. Il ajoute des propositions innovantes sur l'économie verte, le soutien au monde industriel, le "compte formation" et le "compte retraite" tout au long de la vie. Il reprend quelques idées importantes sur une "société du bien-être" plutôt que de "l'avoir", et du "care", du "soin, du soutien". C'est pour discuter sur le fond de ce projet politique, pour comprendre ce qu'est concrètement cette société du "care" que Le Monde Magazine a rencontré la première secrétaire.
Pourriez-vous nous donner une définition de cette société du "care" ?
C'est une société de l'attention aux autres. Mais il ne s'agit pas simplement que chacun prenne soin des autres, cela implique aussi que l'Etat prenne soin de chacun. Pour cela, il faut une véritable révolution des services publics. Jusqu'à présent, les services publics fonctionnaient sur des règles générales, et non sur la prise en charge de chacun. Pour moi, c'est cela le "care". Nous voulons une société du respect, et non pas une société dure, violente, brutale, égoïste.
D'où vient cette expression, "care" ?
Je l'ai utilisée une fois dans un entretien à Mediapart mi-avril et, depuis, cela a été interprété de beaucoup de façons. Tant mieux si cela a lancé le débat. C'est une réflexion que je développe depuis longtemps.
La politique apparaît comme un discours général, trop froid, trop loin des gens, alors qu'il faut descendre au niveau des parcours de chacun, pour pouvoir aider et accompagner. La modernité politique est là. C'est l'égalité réelle.
Notre projet appelle à faire des individus des citoyens qui se respectent les uns les autres, à l'inverse d'aujourd'hui où le gouvernement divise, oppose, les jeunes contre les personnes âgées, les Français nés ici et ceux nés ailleurs, le public contre le privé, etc.
Je défends l'idée que les Français peuvent être à la fois des individus et des citoyens porteurs de valeurs, attentifs aux autres, prenant soin des autres. Je préfère le mot anglais, "care", parce qu'il implique une idée mutuelle, du lien. Mais ne nous enfermons pas dans une définition.
Nous voulons une société du respect, une société décente, une société du soin. Voyez dans le Larousse : "Soins : actes par lesquels on veille au bien-être de quelqu'un ou de quelque chose" " I don't care ", en anglais, signifie "J'en n'ai rien à faire de celui-là". Dire "I care" implique "Il compte pour moi, il se passe quelque chose entre nous". Voilà pourquoi j'ai employé le mot "care" qui me semble meilleur que "l'attention à l'autre" ou "le soin". Peut-être faut-il prendre un autre terme ? Ça m'est égal.
Vous n'entendez donc pas le "care" comme un courant de pensée, auquel vous vous affiliez ?
Non, il ne s'agit pas d'une filiation théorique. Des courants de pensée du "care", il en existe au moins cinq ou six. Je pourrais vous citer Levinas, qui parlait aussi du "soin", et qui l'utilisait dans le même sens que moi, une société de l'attention aux autres, une société d'émancipation.
Que répondez-vous à Manuel Valls (Le Monde du 14 mai), qui écrit à propos de "la société du soin": "Cette intention, si noble soit-elle, est une erreur profonde et constitue même un recul pour la gauche et pour le pays. Car l'individu n'est ni malade ni en demande de soins" ?
Pour éviter les contresens comme celui-là, replaçons cette idée de société du soin et du respect dans l'ensemble du projet que nous voulons construire. Nous nous intéressons d'abord à l'économie. Et plutôt que cette société du "toujours plus", nous voulons construire une économie du bien-être qui pose des questions majeures : que construire ? comment produire ? comment redistribuer ? Nos premières réponses ont été actées.
Nous voulons ensuite une société du respect et de l'émancipation de chacun. C'est là que l'on retrouve cette idée que l'Etat et les collectivités territoriales doivent prendre soin de chacun mais aussi que chacun doit prendre soin des autres. Nous voulons prendre en compte la situation de chacun non pas pour lui porter des soins, mais pour lui donner les moyens de prendre sa vie en main, pour l'aider à mieux vivre, à s'émanciper.